Le
désarroi d’un travailleur social
Le désarroi d’un travailleur social dans un Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile
J’ai longtemps pensé que mon travail contribuait à l’amélioration de la vie des personnes accueillis, notamment à petite échelle, en prenant en compte les besoins de chacune et chacun. En écoutant les personnes, et en étant bienveillant. Mais la vérité, c'est qu'entre le marteau et l’enclume, nous représentons la violence du système pour les personnes exilées, et nous la subissons également pour nous pousser à l’exercer.
C’était le mardi 26 mars 2024. Le matin, pendant la réunion d’équipe hebdomadaire, nous avons planifié la sortie au 115 de la famille S, famille géorgienne constituée d’un couple avec trois enfants (14 ans, 12 ans et 1 an et demi), déboutée de l’asile. L’enjeu était de récupérer les clés de l’appartement dans lequel ils résidaient depuis un an et demi, dans une petite ville du Val de Marne. La veille, deux collègues sont allées faire l’état de lieu de sortie mais la famille n’était pas prête. Il y avait trop d’affaires à ranger dans les cartons. Notre chef n’a pas eu d’autre choix que de déplacer la date fatidique au lendemain. J’ai décidé d’y aller pour les aider à transporter des affaires dans nos locaux avec le van de l’association, étant la seule personne avec le permis de conduire disponible ce jour là.
Le 115 est le numéro d'urgence à appeler pour les personnes qui n’ont pas d'hébergement (en cas d'expulsion, absence ou perte de logement). Tout le monde peut appeler le 115 pour être accueilli gratuitement dans un centre d'hébergement d'urgence.
Au lieu de relater tout le déroulé de cette journée, je dirais simplement que dans cette histoire il y a deux types de violence. La première est celle subie par la famille, en pleur, terrifiée par ce qui l’attend à l’issue des quelques nuits au 115 : la rue. Désespérés, criant dans leur langue maternelle au moment de descendre les escaliers de l’endroit qui représentait pour eux un refuge, une stabilité dans le pays des droits de l’Homme, même si leurs travailleurs sociaux leur avaient bien expliqué à leur arrivée en France que le logement n’était que temporaire, le temps de la demande d’asile. C’est la violence de ce système qui met des personnes à la rue, pour pouvoir faire de la place dans son dispositif national d’accueil à d’autres personnes qui sont à la rue. Celle-ci va de paire avec la violence du rejet de la demande d’asile. Celle qui n’accorde pas la protection, ni la reconnaissance des souffrances vécues dans le pays d’origine, jugé comme « pays sur », car elles ne rentrent pas dans les motifs de persécutions établis.
La seconde violence est bien moindre à celle subie par les personnes déboutées de l’asile. Mais puisqu’elle m’affecte j’ai davantage de légitimité à en parler. Il s’agit de celle subie par les travailleurs sociaux, qui, devant exécuter ces taches ingrates, sont mis sous pression par leur hiérarchie. Les phrases constamment répétées par celle-ci, comme « le CADA (Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile) n’a pas vocation à accueillir les personnes sur le long terme » ou « il y a un cadre, il faut le respecter » n’atténuant en rien les difficultés ressenties. Plus grave encore, notre ressenti quant à ces difficultés est sans cesse remis en question, nos émotions sont invalidées, comme pour normaliser la déshumanisation des personnes déboutées, ce qui permettrait d’effectuer ces taches de façon machinale, parce que « c’est le cadre, ce sont les règles du système ». Lorsque l’on parle de la pression ressentie et de la difficulté à faire sortir des personnes vulnérables au 115, on nous répond en nous montrant les chiffres des années précédentes que l’on oppose à notre ressenti, pour nous expliquer qu’il n’y a pas plus de sorties qu’avant. Semblant s’adresser à leur propre conscience, ils nous expliquent que dans certains autres centres ils font sortir les personnes directement à la rue. Cela ne nous fait pas nous sentir mieux car la plupart des centres accueillent des hommes seuls, alors que le notre accueille des personnes particulièrement vulnérables et de nombreuse familles avec des enfants. Choix managérial déplorable ou culture associative, qu’importe, la négation qui en résulte est totale.
A l’issue de cet état des lieux de sortie qui ressemblait davantage à une mise à la rue, mes nerfs ont lâchés. Les pleurs que j’avais partiellement réussis à contenir tout au long de l’après midi et encore plus au moment où j’entendais les voisins lors de l’ultime au revoir dire à la famille «on va continuer à jouer au loto, et si on gagne, on achète une grande maison et on vivra tous ensemble », m’ont complètement submergés sur le chemin du retour. Je me suis senti du mauvais coté. Sentiment terrible qui me faisait me demander comment j’en étais arrivé là, moi dont le père, hors de tout cadre associatif, avait accueilli chez lui la famille d’un ami afghan, quand ils n’avaient aucune solution d’hébergement. La famille S nous a donné la clé de l'appartement, au moment où nous les déposions prés de l’arrêt de RER de Saint Maur, ce qui réduisait le nombre de changements à faire en transport pour se rendre à Nanterre, là où était leur place au 115 qui n’allait être que de deux nuits.
Le lendemain, je me suis réveillé à 6 heures, la boule au ventre, les larmes recommençant à couler en réalisant que ce qui s’est passé la veille était bien réel. Je ne suis pas allé travailler ce jour là. Ni les semaines suivantes d’ailleurs. A fleur de peau, j’étais en boucle. J’avais l’impression de devenir fou, animé par une tristesse et une colère qui me consumaient.
Je cherchais à obtenir un rendez vous en urgence avec mon psychologue. Ma collègue, avec qui j’ai représenté la violence du système pour ces personnes exilées que nous avions quasiment mis à la rue, m’écrivait que notre chef l’avait prise dans son bureau pour lui expliquer que ce qui le rassure, c’est de penser que nous avons un accord avec l'Office Français de l'Immigration et de l'Intégration (OFII) qui consiste à ne pas faire de sortie sèche. Autrement dit, ne pas faire sortir les personnes directement à la rue, mais au 115, seulement lorsqu’elles y obtiennent une place. Le problème, c’est qu’à l’issue d’une durée pouvant varier de quelques nuitées à plusieurs mois au 115, les personnes peuvent se retrouver à la rue. Les hébergements d’urgence du 115 sont saturés. Des choix sont faits pour octroyer des nuitées à des personnes plus vulnérables que d’autres, macabre échelle sur laquelle des misérables montent en en croisant d’autres qui descendent.
Ce système doit être remis en question. Les moyens alloués à l’hébergement de personnes vulnérables, à l’heure où le plus grand squat de France est démantelé à Vitry sûr Seine, sont en dessous de tout ce qui a pu faire de notre pays la terre d’accueil vers laquelle continuent de se diriger des milliers de personnes. Car l’héritage de cette époque révolue se maintient malgré tout sur les terres natales de celles et ceux qui laissent tout derrière eux pour fuir des persécutions, des guerres, un génocide ou simplement pour obtenir de meilleures conditions de vie. C’est évidemment à se demander si, le harcèlement policier quotidien sur les personnes survivants dans les rues de Paris ou dans les campements autour de Calais étant systématique et les solutions d’hébergement même pour les personnes en demande d’asile étant très insuffisantes pour un accueil digne, le but n’est pas de faire largement passer le message qui dirait que la source autrefois généreuse s’est tarie. La terre d’accueil, si elle l’a déjà réellement été… est désormais une forteresse hostile qui ne laissera aucun répit à ceux qui auront décidé de faire valoir leur droit à l’asile ou leur ambition à une vie digne, à cette époque où la France compte 2,8 millions de millionnaires et 54 milliardaires, mais ne se donne pas les moyens de rendre les conditions d’accueil des personnes exilées dignes.
A notre niveau, celui de travailleur social, notre place dans ce système est largement questionnable.
L’association pour laquelle je travaille est pionnière dans l’accueil des demandeurs d’asile. Elle est globalement financée par l’état, ce qui fait d'elle l'un de ces opérateurs. Un management bienveillant reposant sur l’écoute et la concertation est promu par celle-ci. La concertation est très superficielle. Pour l’organisation d’ateliers d‘autonomisation, les sorties culturelles ou les évènements donnant une bonne image de l’association, pas de problème. Mais pour les choses importantes, les situations graves et complexes dont l’enjeu n’est souvent autre que l’intégrité physique et psychologique de nos résident.e.s, elle finie toujours par se heurter à la rigidité et la froideur d’une hiérarchie sous pression qui, adepte de la langue de bois, s’efforce de remplir avec zèle les objectifs qui lui permettront sans doute aussi d’évoluer au sein de la structure. Les bras de fer qui en résultent sont intenses et éprouvants. L’écoute ne sert qu’à mieux nous répondre, sans valider nos émotions et nos difficultés, et à nous rappeler encore et toujours le cadre. Alors oui, selon le CESEDA (Code de l'Entrée et du Séjour des Etrangers et du Droit de l'Asile) les personnes qui ne sont plus demandeurs d'asile ne peuvent se maintenir sur un hébergement destiné aux demandeurs d'asile, dont près de la moitiés sont à la rue, en attente de place, mais est ce que nous le répéter comme si nous l'ignorions rend la tache inhumaine demandée plus facile à vivre: non. Bien au contraire.
En parallèle à cela les espaces d’expression se réduisent, notre chef participant désormais à nos séances d’analyse de pratique professionnelle, nouveauté de cette année 2024. La direction a estimé que l’ancien format, duquel il était absent, nous servait à casser du sucre sur le dos des chefs, alors que cet espace précieux nous avait permis de nous exprimer sur les disfonctionnements qui ont d’ailleurs abouti à trois licenciements (dont le chef de service) et à une mutation disciplinaire (maltraitance et harcèlement) à l’issue d’une enquête paritaire des ressources humaines et du CSE (Comité Social et Economique).
Comment pourrions-nous protester ? Je l’ignore. Une grève aurait un impact direct sur les résident.e.s. Peut-être en refusant de faire ces sorties tant qu’il n’y a pas de solution d’hébergement pérenne ? Mais cela ne résout pas la question des personnes déjà à la rue.
J’ai longtemps pensé que mon travail contribuait à l’amélioration de la vie des personnes accueillis, notamment à petite échelle, en prenant en compte les besoins de chacune et chacun. En écoutant les personnes, et en étant bienveillant. C’est certainement encore un peu le cas et c’est sans doute la raison pour laquelle, alors que nous conduisions la famille S vers la station de RER, la mère nous donnait des chocolats. Mais un accompagnement bienveillant à petite échelle, dans un système qui permet de mettre des personnes à la rue nous rend malgré tout complice. Nous sommes même plus que complice, dans ces moments-là nous sommes le système. Je l’ai senti ce jour la dans les yeux des voisins, qui s’en sont pris à nous, avant d’essayer de négocier, comme si nous avions une quelconque influence sur les évènements. Je l’ai senti dans les yeux des membres de cette famille et me suis promis que c’était la dernière fois que je faisais cela.
Nombreuses sont les personnes qui entrent dans l’association avec de bonnes intentions et beaucoup d’énergie et qui en sortent après une relativement courte période épuisées et moralement brisées. Nos centres d'accueils ont besoin de travailleurs sociaux investis, bienveillants, à l’écoute et capable de contester les décisions d’une hiérarchie qui ne considère souvent les résident.e.s qu’en terme d’entrées et de sorties ou de taux de présence indue, œuvrant sous pression, pas toujours dans l'intérêt des personnes accompagnées, afin de ne pas voir les menaces de coupes budgétaires de la DRIHL (Direction Régionale et Interdépartementale de l'Hébergement et du Logement) être mises à exécution.
Non, le turnover important n’est pas seulement la conséquence de bas salaires et de la gravité des parcours de vie des personnes accompagnées, qui rendent le travail social déjà bien difficile. Il résulte également d’un manque de reconnaissance du travail des intervenants sociaux, d’un manque d’accompagnement, et surtout de la normalisation d’une politique rigide qui conduit à des situations très difficiles à vivre et à des bras de fer psychologiquement éreintant. L’absence de validation des émotions et d’espace d’expression accentuent encore cela. Il est extrêmement usant de devoir entendre, voir et faire des choses en contradiction avec ses valeurs. Sur la longueur si celles-ci ne s'estompent pas, les nerfs finissent par lâcher. Les travailleurs sociaux qui perdurent dans ce contexte mettent une grande distance entre eux et les résidents, et se trouvent souvent proche de la fine ligne qui sépare le manque d’investissement de la maltraitance (quand ils ne la franchissent pas allègrement, comme dans certains CADA où c'est encore pratique courante).
Entre le marteau et l’enclume, nous représentons la violence du système pour les personnes exilées, et nous la subissons également pour nous pousser à l’exercer. Il n’y a pas beaucoup de solutions. Soit nous avalons la pilule bleue en nous laissant bercer par les phrases peu convaincantes d’une direction qui a choisie la positivité toxique et la négation de nos émotions, soit nous démissionnons ou nous faisons arrêter par le médecin. Car la lucidité quant à notre posture, qui demande d’être à la fois suffisamment proche des personnes pour développer un lien de confiance nécessaire à un bon accompagnement, et d’être extrêmement distant quand les choses se gâtent est insupportable.
B.S -34 Créteil
https://blogs.mediapart.fr/vh-34/blog/040824/le-desarroi-d-un-travailleur-social-dans-un-centre-d-accueil-pour-demandeurs-d-asile
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